REVISITER BABEL : L’ELEVATION CONTRE LA REVELATION
Alain BENTOLILA, 14/09/2023
La belle histoire de la tour de Babel nous raconte comment des hommes s’engagèrent monter à l’assaut des mystères de l’univers. Faut-il louer Dieu d’avoir donné à l’Homme le Verbe, et la pensée qui va avec pour comprendre le monde qu’Il a créé ? Ou au contraire, faut-il stigmatiser les intelligences humaines qui, portées par une curiosité malsaine, tentèrent, de comprendre ensemble refusant la contemplation pour choisir le questionnement ?
Revenons au texte[1] : « La Terre entière se servait d’une même langue et des mêmes mots. Comme les hommes se déplaçaient vers l’Orient, ils trouvèrent une vallée au pays de Shinéar et ils s’y établirent. Ils se dirent l’un à l’autre :’’Allons ! Moulons des briques et cuisons-les au four !’’ Les briques leur servirent de pierres et le bitume leur servit de mortier. Ils dirent : ‘’Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet pénètre les cieux ! Faisons-nous un nom afin de n’être pas dispersés sur toute la Terre’’. Or Yahvé descendit pour voir la ville et la tour que les hommes avaient bâties. Et Yahvé dit : ‘’Ils ne sont tous qu’un seul peuple et parlent une seule langue, et tel est le début de leurs entreprises ! Maintenant, aucun dessein ne leur sera irréalisable. Allons ! Descendons ! Et là, brouillons leur langage pour qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres’’. Yahvé les dispersa de là sur toute la surface de la Terre et ils cessèrent de bâtir la ville. Aussi la nomma-t-on Babel, car c’est là que Yahvé brouilla le langage de tous les hommes et c’est de là qu’il les dispersa sur toute la surface de la Terre. »
Ainsi les descendants de Noé, « qui parlaient (donc) une seule et même langue », essayèrent-ils de construire une tour assez haute pour dépasser le ciel. La tour qui s’élevait vers les cieux représentait l’ambition (coupable ?) de découvrir les secrets que Yahvé ne voulait pas voir divulgués en ‘’jetant un coup d’œil’’ par-dessus Son épaule. Chaque étage construit représente un degré de connaissance gagné, un niveau de compréhension supplémentaire, un rayon de lumière repoussant un peu plus les ombres obscures, un pas de plus pour dépasser les apparences. Telle est selon moi la signification de l’histoire de la tour de Babel : les intelligences singulières des hommes, réunies et exaltées par leur langage commun, tentent de défaire nœud après nœud l’entremêlement mystérieux des principes qui expliquent le monde et lui donnent cohérence. Et c’est bien parce qu’elles étaient portées par un langage commun et par des règles conventionnellement partagées, que ces intelligences ainsi conjuguées purent faire sur le monde des hypothèses explicatives. Cette langue partagée leur donnait en effet la capacité de les échanger, de les discuter, de les enrichir, tout en conservant à chacune son intégrité. Le langage, uni dans la précision de ses règles, construisait ainsi, mot après mot, dialogue après dialogue, l’intelligence collective. Ecoutez les donc : « Et si la terre était ronde », « et si elle tournait sur elle-même », « et si les femmes allaient chasser », « et si l’on essayait de voler dans le ciel », « et si l’on se racontait des histoires afin d’apaiser nos peurs du néant », « et si l’on écrivait », et si, et si…» … Chaque suggestion était examinée, questionnée. Certains la repoussaient, d’autres l’approuvaient et tous partageaient leurs pensées singulières pour construire une intelligence collective sans cesse remise en cause.
Lorsque j’imagine l’aventure des femmes et des hommes de Babel, unis dans une quête qui devait autant à la réflexion qu’à l’imagination, ce n’est pas à une insurrection que j’assiste, c’est à la mise en acte du droit légitime de questionner, de décrire, d’expérimenter et d’imaginer. Le but de l’érection de la tour était moins de « voir » ce qui était caché derrière le « rideau divin » que de comprendre ce que l’on ne voyait pas ; elle symbolise ainsi la volonté des hommes d’analyser et de penser ensemble le monde au-delà des apparences. En bref ils tentent de dépasser l’évidence pour se poser les questions du « pourquoi » et du « comment ». De ce point de vue, les hommes de Babel n’avaient rien à voir avec Prométhée allant dérober aux dieux le feu sacré du savoir. Alors que les hommes de Babel construisent ensemble le savoir en mettant ensemble leurs intelligences ; Prométhée vole aux dieux un savoir constitué et révèle le fruit de son larcin aux hommes. Et Zeus, le roi des dieux, le condamnera pour ce forfait à être attaché à un rocher sur le mont Caucase, son foie se faisant dévorer par l’Aigle du Caucase chaque jour, et renaissant chaque nuit. Les hommes de Babel, eux, ne volent rien à personne ; ils construisent, ils mettent au jour, ils découvrent étape (étage) après étape (étage), ils imaginent. Ils n’attendent pas d’un prophète ou d’un quelconque Titan la révélation de la vérité. Ils se servent de ce don merveilleux du verbe pour tisser eux-mêmes la trame de leurs connaissances et leurs récits communs.
Le texte de la genèse nous affirme que Yahvé s’offusqua de cette audace sacrilège parce qu’Il tenait à être la seule source de la connaissance et le seul maître des récits qui tentaient de répondre à ces questions qui ont sans cesse tarauder les esprits des hommes : « Qu’y a-t-il eu avant », « qu’y aurait-il après ? ». Il veut être Celui qui, seul, avait le pouvoir de révéler un savoir établi et non questionnable. Et, tenant fort justement pour responsable leur commun langage, on nous dit qu’Il donna un coup d’arrêt à leur élévation en « brouillant leur langage pour qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres ». Interpréter l’allégorie de la Tour de Babel comme la juste sanction des hommes trop curieux c’est concevoir un dieu jaloux et autoritaire, uniquement soucieux d’être la seule source des savoirs et le seul maître des récits, un dieu déniant au Verbe créateur le pouvoir merveilleux de questionner, de partager et de comprendre. Ne l’oublions pas ! La décision de briser l’unité linguistique des communautés humaines pour disloquer leur intelligence collective a toujours été le fait, dans le monde profane, des pires autocrates et, dans le monde religieux, des pires intégristes. Dans l’un et l’autre cas, l’objectif fut bien de couper court à toute velléité de penser ensemble, de proposer ensemble, d’agir ensemble. Les langues religieuses incomprises de la majorité des croyants assurant le pouvoir absolu des prophètes ; la complaisance pour un analphabétisme de masse étant la garantie de soumettre le peuple à la tyrannie. Alors quel serait donc ce Dieu despote qui, seul aurait le pouvoir de révélerun savoir établi et non questionnable ? Je ne veux pas croire en un dieu frileux et autocrate, je veux croire (si tant est que je crois) à un dieu qui offrit aux hommes le plus merveilleux des défis: forger ensemble, par la force du verbe et de la pensée les clés du monde pour en comprendre le fonctionnement et le sens et passer ces clés à ceux qui arrivent. C’est en ce sens que l’allégorie de la tour de Babel dévoile la voie sur laquelle nous devons conduire nos enfants : celle de l’élévation intellectuelle et spirituelle, car elle est la seule voie libératrice. C’est celle qui invitera leurs intelligences à s’exercer librement et à partager cette pensée libre avec infiniment de fermeté et de discernement.