Pourquoi tant d’enfants ne savent pas lire : de l’illettrisme* en France à l’analphabétisme* ailleurs
Alain BENTOLILA, 27/11/2022
A six ans, un enfant « bien élevé » devrait posséder en moyenne dans sa tête un répertoire de quelque 2000 mots oraux. qui lui permet, lorsqu’on lui parle, de reconnaître le « bruit singulier d’un mot » et d’en comprendre le sens. C’est ce même petit dictionnaire qu’il devra consulter une fois que son enseignant lui aura appris à déchiffrer les mots, c’est-à-dire à traduire en sons ce qu’il aura découvert en lettres. Identification de la composition graphique d’un mot, construction de la combinaison phonique qui lui correspond et requête envoyée au répertoire des mots déjà connus, tels sont les trois temps qui « animent » la démarche initiale de l’apprentissage de la lecture. Pour la plupart des enfants, l’effort de déchiffrage d’un mot devrait trouver ainsi sa juste récompense dans la découverte de son sens. Du moins pourrait-on l’espérer…
Prenons l’exemple d’un élève qui n’a encore jamais lu le mot « oranger ». Il a cependant appris, parce que sa maîtresse le lui a enseigné, que chacune des lettres ou groupe de lettres qui compose ce mot, correspondent respectivement à un son de la langue française, et ce dans un ordre et une combinaison particulière. Il va donc, pas à pas, pouvoir construire le bruit du mot « oranger » : A la lettre O il sait que correspond le son/O/ ; à la lette R, le son/R/ ; à la suite AN le son /Ä / ; à la lettre G le son /J/ (si E ou I derrière) et enfin au groupe de lettre ER, il sait associer le son /E/ (en finale). S’il fait ce « travail » de construction syllabique, ce n’est pas simplement pour agir comme un perroquet. L’oralisation laborieuse du mot « oranger » représente pour lui la clé nécessaire donnant accès au répertoire des mots qu’il a emmagasinés en parlant et en écoutant pendant ses six premières années. En effet, c’est en découvrant sous les sept lettres du mot « oranger » les cinq sons /o.r.âj.é/ dans leur arrangement syllabique, qu’il va pouvoir interroger son « dictionnaire oral » afin d’obtenir le sens qui correspond à cette combinaison phonique. En d’autres termes, ayant traduit en sons ce qu’il voit en lettres, il pourra, syllabe après syllabe, interroger son dictionnaire oral en demandant : « Y a-t-il un abonné au numéro que je demande ? », et ce dictionnaire devrait (je dis bien « devrait ») lui livrer le sens du mot écrit qu’il vient de découvrir, sans qu’aucun adulte n’intervienne. Mais, imaginons que, malencontreusement, le mot oranger n’appartienne pas au vocabulaire de cet enfant ; tout simplement parce que personne n’a jamais prononcé ce mot en sa présence. Alors, son dictionnaire mental lui répondra : « Il n’y a pas d’abonné au numéro que tu as demandé » ; en d’autres termes, « il n’y a aucun sens derrière le bruit que tu as mis tant de soin à construire ». Adieu donc le sens des mots, des phrases et des textes !
Un enfant ne peut apprendre efficacement à lire et à écrire dans une langue qu’il maîtrise mal ou pas dans son vocabulaire, et dans sa grammaire. Quelle que soit la méthode de lecture choisie, quelle que soit la démarche pédagogique suivie, cet enfant aura fort peu de chance de parvenir à maîtriser la langue écrite tout simplement parce qu’il ne maîtrisera pas suffisamment le langage oral qui lui correspond. Le couloir de l’illettrisme s’ouvre dès six ans devant ceux qui, dans nos écoles en France, n’ont, à l’entrée au CP, que quatre cents mots pour dire le monde. Car, ne l’oublions pas, apprendre à lire ce n’est pas apprendre une langue nouvelle, mais retrouver, sous une autre forme, une langue que l’on pratique déjà. Être confronté à des mots écrits dont le déchiffrage ne correspond souvent à rien dans son intelligence est en effet pour un élève la promesse de ne jamais réussir son apprentissage de la lecture. Si la plupart des enfants qui comprennent les phrases et les textes écrits sont de bon déchiffreurs l’inverse n’est pas automatique. Bon nombre de déchiffreurs habiles ne comprennent pas ce qu’ils lisent et restent au stade d’une oralisation privée de sens. L’habileté de déchiffrage ne peut en effet porter ses fruits que si et seulement si l’enfant possède à l’oral un vocabulaire précis et riche et une organisation des phrases cohérente. L’insécurité linguistique à l’oral est la promesse d’une impuissance le lecture et d’écriture.
Cette situation dramatique qui mène à l’illettrisme quelques 10 % à 15% d’enfants dans nos classes en France, conduit à l’analphabétisme plus de 50% des élèves au Sénégal, au Maroc, et dans la plupart des pays dits francophones. Ici et là-bas, les raisons de cet échec programmé sont de même nature : ici une insuffisance de maîtrise du français oral, là-bas une ignorance totale de cette langue. Là-bas, des maîtres d’école peu formés tentent d’inculquer à leurs élèves dociles les mécanismes des relations qui relient en français les lettres qui composent les mots aux sons qui leur correspondent. Ces élèves vont ainsi parvenir laborieusement à mémoriser ces correspondances graphophonologiques et seront donc plus ou moins capables de déchiffrer les mots. Mais dans tous ces pays, la langue maternelle parlée par les élèves étant étrangère à celle de l’apprentissage de la lecture, on condamne la majorité d’entre eux à l’analphabétisme. Car à quoi sert une capacité de déchiffrage, laborieusement acquise, si le bruit du mot ainsi fabriqué à grands frais n’active rien dans le cerveau d’un enfant qui ne possède pas le moindre vocabulaire français ? À rien, bien sûr. À rien ! Si la pénurie de vocabulaire promet à certains élèves français d’être illettrés, sa casi inexistence condamne la moitié des élèves des pays dits francophones à l’analphabétisme. Les systèmes éducatifs de certains pays « frères en francophonie » sont ainsi devenus des machines à fabriquer de l’analphabétisme et de l’échec scolaire parce qu’ils n’ont jamais su (ou voulu) résoudre la question qui les détruit : celle du choix de la langue initiale d’enseignement. Arriver à cinq ou six ans dans une école et y être accueilli dans une langue que sa mère ne lui a pas apprise est pour un enfant une violence intolérable ; ils ne parlent que wolof ou serer et l’école leur impose brutalement le français, ils parlent berbère et l’école leur impose l’arabe classique, ils parlent uniquement le créole et l’école prétend leur apprendre à lire en français. Nous nous gargarisons depuis des dizaines d’années d’une francophonie rêvée qui est censée nous consoler de la perte « cruelle » de nos colonies. Et pendant ce temps des pays dits francophones et quelques territoires français « éloignés », voient leurs systèmes éducatifs tomber en ruine, tandis que leurs populations, de moins en moins capables de parler français, s’enlisent dans un analphabétisme endémique qui interdit tout espoir de développement et de libre-pensée. Plus de 35 % d’analphabètes au Maroc, au Sénégal, et plus de 80 % en Haïti : voilà l’état dans lequel se trouve la francophonie dont nous sommes si fiers. celle de ces millions de petits enfants qui entrent dans le couloir de l’analphabétisme dès l’instant où ils poussent la porte d’une école qui leur est « linguistiquement étrangère ».
Si l’on veut lutter efficacement contre l’illettrisme en France et contre l’analphabétisme dans les pays francophones, la seule voie honorable est d’assurer à tous les élèves, avant qu’ils apprennent à lire, une conscience phonologique, une habileté syntaxique et un vocabulaire suffisant. Cela implique la construction d’une école maternelle prioritairement vouée à assurer à tous ses élèves une réelle maîtrise du français oral. Une école maternelle à part entière, avec une formation spécifique de ses enseignants et des démarches aussi bienveillantes qu’exigeantes. Une école maternelle qui accueille ses élèves dans la langue qu’ils parlent et comprennent mais qui affirme la ferme intention de leur faire maîtriser celle dans laquelle ils devront apprendre à lire.
*L’illettrisme concerne des individus qui après un parcours scolaire chaotique mais réel se trouvent en difficulté de déchiffrer de façon fluide et de comprendre un texte court efficacement.
* L’analphabétisme touche des personnes qui n’ont pas eu d’apprentissage cohérent de la lecture et qui se trouvent dans l’incapacité de décoder et d’identifier les mots.