Pour que la « reluctance scolaire » ne tue pas le désir d’apprendre, il faut, dans chaque classe, jour après jour, prouver à chaque élève que ce qu’il apprend a la vertu d’augmenter son pouvoir de penser librement et d’agir efficacement.
Le glissement du paradigme de l’incompétence (« je ne sais pas lire ! Je ne sais pas compter… »)à celui de l’incompatibilité (« lire, compter ce n’est pas pour moi !») s’est considérablement accentué durant ces quarante dernières années. Tous ceux, sociologues et linguistes autoproclamés, qui ont complaisamment dénoncé la désuétude voire l’inconvenance de l’Ecole fondamentale ont installé l’idée, chez certains élèves et parfois chez certains parents, que les propositions scolaires étaient incompatibles avec leurs appartenances culturelles et cultuelles. L’échec scolaire a pris ainsi une tout autre signification : l’erreur n’est plus un signal d’insuffisance, mais elle est devenue une marque de diversité. La tribu les « déserteurs » ne rassemblent plus seulement ceux que leur origine sociale programme cruellement pour l’échec. Les élèves « mal-nés », ont été progressivement rejoints par tous ceux qui, pour des raisons diverses, ont trouvé dans une « supposée différence culturelle » une justification de leur refus des efforts que l’école exige. L’appel tribal à la « désaffection scolaire » est aujourd’hui entendu bien au-delà des 9 % d’élèves promis à l’insupportable couloir de l’illettrisme. Cet appel est reçu et souvent reconnu par une partie non négligeable de ceux dont l’origine sociale et culturelle ne devrait pas, en principe, sceller le destin scolaire. Notre école a ainsi vu la faille sociale et culturelle qui la traverse s’agrandir ; elle a perdu peu à peu l’adhésion de sa « clientèle naturelle » ; ces « 40% du milieu de la classe » qui ont depuis toujours permis au désir d’enseigner de rencontrer le désir d’apprendre.
Tout se passe comme si un nombre de plus en plus grand d’élèves éprouvaient aujourd’hui le sentiment d’une immense lassitude scolaire. Ils ne se sentent pas rejetés par l’école, ils doutent simplement de l’intérêt d’y être et plus encore de la légitimité des efforts qu’ils sont censés y fournir. Ils ont acquis la conviction que la langue et les savoirs que propose le système sont en total décalage avec ce qu’ils sont ou plutôt ce qu’ils croient qu’ils sont. Ils ont la certitude que les bénéfices qu’ils peuvent attendre d’une scolarisation laborieuse n’équilibreront pas les contraintes et les obligations imposées par le maître. C’est alors que la tentation de « laisser tomber » les fait rejoindre, de plus en plus nombreux, la tribu des décrocheurs. Une étude très récente sur le décrochage des collégiens montre ainsi de façon très nette que le taux d’absentéisme non motivé est de moins en moins corrélé avec la catégorie socioprofessionnelle des familles pas plus d’ailleurs, qu’avec les résultats scolaires. En d’autres termes, ce ne sont plus seulement des élèves en situation de précarité et d’échec qui « décrochent »; le manque d’envie d’apprendre est très largement partagé par tous ceux qui constituent la « classe moyenne désenchantée » des scolarisés: tous ceux qui ne savent pas pourquoi, diable, il leur faudrait se lever le matin. Tous ceux qui pensent qu’il n’y aura jamais aucun « retour sur leur investissement intellectuel ».
Si l’effort de précision et de rigueur qu’on exige d’eux est vécu comme une contrainte arbitraire c’est parce que l’école s’est révélée incapable de faire comprendre à ses élèves que ces exigences leur donneront à chacun plus de liberté de penser par lui-même et plus de force pour se faire comprendre. Or c’est bien cette promesse qui peut protéger de jeunes intelligences de la tentation de l’’inculture, de la confusion et de la passivité qu’engendre le sentiment d’une offre scolaire devenue pour certains obsolète, inutile, et pour tout dire… étrangère. Les maîtres ont progressivement oublié le sens même de leur mission: « vous ne sortirez pas de ma classe dans le même état intellectuel qui était le vôtre quand vous y êtes entrez. Vous aurez appris des choses que vous ne saviez pas, mais surtout, vous aurez compris des choses que vous ne faisiez que contempler et vous saurez ainsi penser avec plus de liberté et de discernement. ls ont perdu le talent et la volonté de démontrer jour après jour, avec la plus grande obstination, qu’’’ au sein de leurs classes, l’’effort et le goût d’’apprendre trouveront leur juste récompense non pas en termes de possessions nouvelles, mais en termes de pouvoir intellectuel accru : mieux comprendre et mieux se faire comprendre ; mieux se défendre et mieux convaincre.
Monsieur le ministre, au lieu de faire semblant de fabriquer de toute pièce une illusoire mixité scolaire, au lieu de concocter la énième réforme de l’enseignement professionnel, c’est la posture pédagogique de l’enseignant et les démarches d’apprentissage qu’il vous faut d’urgence transformer en refondant en profondeur la formation des professeurs ; une formation qui a trop longtemps délaissé l’art de la pédagogie comme les connaissances disciplinaires et qui recrute aujourd’hui ses maîtres à l’issue de trente minutes d’entretien. Le moment est venu où il faut mettre la pédagogie de la compréhension au centre exact des disciplines et savoir différencier lucidement les propositions pédagogiques en fonction des profils de chaque élève. Aujourd’hui, face à des élèves de plus en plus désenchantés, il faut donc former des enseignants capables de faire comprendre à chacun de leurs élèves que chaque étape qu’’il franchit permet d’élargir son propre horizon d’’espoir et d’engagement ; qu’il n’est pas obligé d’’aller à l’école parce qu’il grandit mais qu’il va à l’école pour grandir. Les instituteurs leur feront découvrir l’écart entre ce qu’il ne savait pas et ce qu’il savent, entre ce dont ils étaient incapables et ce qu’il peuvent faire à présent. Et c’est bien cette conscience de « l’élévation scolaire » qui légitimera le fait de se lever le matin pour aller à l’école et pour aller faire la classe. C’est ainsi qu’en toute conscience, élèves et enseignants en viendront, sinon à chérir, du moins à accepter l’effort d’apprendre et l’engagement à enseigner.