Le piège de l’appartenance
Alain BENTOLILA, 27/10/2023
Dans une période où les musulmans français, parce que musulmans, sont soupçonnés d’approuver des actes de barbarie, dans un temps ou les juifs français, parce que juifs, sont sommés de montrer de la complaisance envers l’actuel gouvernement israélien, en ces jours où une femme, parce que femme, peut être assassinée pour avoir montré une boucle de ses cheveux, il est urgent d’opposer à cette vague d’imbécilités une stricte distinction entre « appartenance » et « identité ». A la question « qui êtes-vous ? » la réponse ne saurait être : « je suis un juif, un musulman, une femme, un noir ou un homosexuel ». Car le fait que l’on appartienne, par un hasard heureux ou non, à un groupe qui partage certaines croyances, certaines habitudes culturelles, certains comportements, ne doit en aucune façon effacer la singularité intellectuelle de chacun de nous. Cette appartenance assumée ne saurait définir notre identité : une appartenance se reçoit avec reconnaissance ; une identité se construit en toute liberté. La distinction entre appartenance ( x ∈ E ) et identité(x=E) apparaît donc aujourd’hui absolument essentielle car c’est elle qui permet de comprendre nos différences, nos divergences et d’en discuter en toute liberté et en toute intelligence sans pour autant trahir sa communauté ou avoir honte de ses racines. En bref, une appartenance ne se renie pas mais elle ne nous définit pas. J’appartiens à la communauté juive MAIS je revendique le droit de dénoncer la colonisation de la Cisjordanie ; tu appartiens à la communauté musulmane MAIS tu as le courage d’affirmer reconnaître le droit à l’existence de l’état d’Israël ; elle est catholique MAIS elle se bat pour le droit à l’avortement.
Tout citoyen français doit ainsi avoir la capacité d’analyser avec objectivité, profondeur historique et humanisme une situation dans toute sa complexité en refusant que quiconque, au nom d’une appartenance commune, puisse lui imposer une vision tronquée et stéréotypée des réalités politiques sociales et culturelles. L’appartenance à une communauté confessionnelle et/ou culturelle contribue bien sûr à colorer notre identité d’une façon particulière ; elle la place au sein d’un réseau dans lequel sont partagés des comportements, des croyances et des goûts communs qui sont autant de signes de reconnaissance qui nous rassurent. Mais en aucun cas cette appartenance assumée ne doit nous dicter nos analyses politiques, scientifiques ou sociales. En aucun cas elle ne doit aliéner notre autonomie de jugement. Au sein de chaque communauté, chacun doit repousser la tentation confortable d’épouser une opinion grégaire et partiale ; ce serait oublier que ce qui distingue une religion d’une secte c’est la reconnaissance de la différence et l’acceptation de l’incertitude. Aujourd’hui, de plus en plus d’ânes se serrent frileusement les uns contre les autres(1), rassurés par des accoutrements et des rituels communs ; et ils s’en vont, brailler le nom (le seul, le vrai !) de Celui qui est censé les avoir créés en croyant dur comme fer qu’Il leur ouvrira grand les portes d’un paradis de délices et de douceurs… s’ils ont bien tué ceux qui leur avaient été désignés.
Dans ce combat essentiel pour la liberté de penser, de douter, d’analyser de se tromper parfois, c’est la force des LUMIERES qu’il nous faut convoquer et non une bien-pensance poisseuse ! Ces Lumières ne se réduiront pas un paradigme figé de valeurs théoriques apprises par cœur dans nos classes qui tenteraient de préserver nos élèves de celles que prônent les gourous sectaires. Non ! Les lumières qui guideront notre action,ce sont celles qui éclairent nos doutes et nos incertitudes dans un entremêlement de débats contradictoires et une réflexivité critique. « Sapere aude ! » : » Aie le courage de ton propre entendement ! ». Emmanuel KANT a fait de cette injonction empruntée à HORACE la juste devise des Lumières : penser est une pratique de liberté, un effort pour s’orienter dans un monde obscur où l’on essaie d’avancer seul même en tâtonnant. Car la leçon des Lumières, c’est avant tout, savoir dépasser les apparences pour leur imposer, chacun, quelle que soit son appartenance, sa propre réflexion, sa propre interprétation.
(1)« Asinus, asinum fricat » (l’âne se frotte à l’âne)