Lire et écrire constituèrent la magnifique réponse à la question que les hommes ont mis des centaines de milliers d’années à oser formuler : « QUE SUIS-JE ? ». Cette question, qu’ils ont si longtemps tenté d’occulter dans la griserie de l’immédiate réaction, n’a pu émerger du plus profond de leur intelligence collective que lorsqu’ils osèrent mettre en mots, en une même affirmation, leur conscience d’Être et la certitude de devoir, un jour, n’être plus. Si la création de l’écriture a été si tardive dans l’histoire de l’humanité (il y a quelques milliers d’années seulement), alors que la construction du langage était depuis longtemps engagée, c’est sans doute parce qu’il a fallu du temps pour que le besoin d’assurer une continuité spirituelle se manifestât au sein d’une intelligence humaine osant enfin regarder la mort en face. Par le génie de l’écriture, un être humain pu ainsi confier à un autre, qu’il ne connaissait pas, une trace de son esprit, en espérant que cette trace serait reçue quand lui-même, ne serait plus.
C’est donc dans des mots envoyés au plus loin de lui-même que l’Homme trouva la meilleure défense, le meilleur abri contre la « terreur de la dilution » : « Je suis celui qui écrit et qui en écrivant, laisse dans l’intelligence d’un inconnu une trace qui, pour être maladroite et sans réelle beauté, est et sera une preuve tangible de mon existence singulière ». S’il est nécessaire que nous nous battions en famille et à l’école pour que nos enfants sachent lire avec émerveillement et écrire avec délice, c’est afin qu’ils sachent qu’ils sont et qu’ils seront. Lecture et écriture portent ainsi ensemble ce que j’appellerai la « résistance existentielle ». Lire et écrire sont en ce sens absolument indissociables : « lire, c’est répondre fraternellement à l’appel désespéré de l’écriture » ; telle est l’alliance sacrée de la lecture et de l’écriture qui fait de nous des êtres à nuls autres pareils ; des êtres capables de s’élever au-dessus de leur humaine condition.
Ce sont les termes de ce pacte sacré que menacent d’effacer aujourd’hui les robots conversationnels comme Chat GPT. N’écrivez plus, ne créez plus ! Recopiez ! N’inventez plus ! Vous ferez de toute façon moins bien, moins riche, moins séduisant. Acceptez la défaite de votre intelligence singulière et inclinez-vous devant la puissance infinie des data et l’astuce des algorithmes qui savent choisir et agencer les informations afin de répondre au plus près de vos attentes supposées. Surtout, surtout ne rêvez plus « d’inécrit » ; n’imaginez pas que vous puissiez jamais écrire ce que jamais personne n’a écrit, penser ce que jamais personne n’a pensé, transmettre ce que jamais personne n’a transmis. Tout est déjà écrit et stocké ; l’heure est venue du grand ressassement. Et si, par un hasard « malencontreux », émergeait une idée inédite, une proposition originale, une image audacieuse ou une innovation scientifique elle se fondrait illico dans la masse informe des data prête à être débitée pour combler vos désirs étiquetés. L’idée même d’une écriture singulière, en quête d’originalité est ainsi bafouée par Chat GPT. L’espoir de laisser par l’écriture la trace d’une pensée à nulle autre pareille est ainsi dénoncé par cette impitoyable totalitaire. L’espérance même d’une continuité spirituelle, défiant notre disparition matérielle, est détruite : l’espoir d’immortalité est passée du côté de la machine et l’Homme est voué sans recours à la dilution. De ce point de vue, Chat GPT est notre ennemi juré ; il est une menace pour nos enfants, pour nos élèves. Il n’est pas question de négocier avec ce robot, encore moins de pactiser avec lui, il faut le combattre et lui interdire le champ de la pensée réflexive.
Lui permettre, sous prétexte de modernité, d’entrer dans les classes, serait accepter que progressivement les élèves veuillent savoir sans se donner le temps d’apprendre. Toute attente, tout délais imposés par un tâtonnement souvent laborieux les exaspèreront et pourront les mettre dans une colère souvent rentrée et paralysante. Pour la plupart, ces élèves rendus fragiles seront incapables de faire l’effort de construire des réponses par le dialogue et l’argumentation. Savoir, oui ! Apprendre à construire eux-mêmes malgré leurs doutes et leurs inquiétudes, non !Ce « temps de débat interne » ferme et serein qui est nécessaire à la construction d’une réflexion, provoquera chez ces élèves d’un nouveau type la dispersion et la déroute. Ils vivront cette invitation comme un vide, comme une faille, parce que le doute l’incertitude et la distance seront devenus pour eux trop douloureux pour pouvoir stimuler l’activité de penser (Serge BOIMARE, 2014, l’enfant et la peur d’apprendre). Au lieu de ressentir l’anxiété légère et normale que provoque naturellement le fait de ne pas savoir encore c’est une terrible frustration qui les envahira quand il faudra associer, faire des liens, en un mot… chercher contre soi-même et contre l’Autre. Piégés dans un univers où le trivial le dispute au superficiel et le prévisible à l’imprécis, les élèves chemineront sur la voie de la passivité car ils se seront habitués à se contenter de réponses immédiates, évidentes et définitives.
Aujourd’hui plus que jamais ce sont les termes de l’alliance entre lecture et écriture que nous devons absolument transmettre à nos enfants, à nos élèves si nous voulons qu’ils ne sombrent pas dans la désespérance et l’insignifiance. À la question si essentielle « que suis-je ? », refusons qu’ls répondent « je suis celui qui disparaitra un jour et dont il ne restera rien ! » ; « Je suis celui qui, incapable de laisser une trace singulière de lui-même, meurtrit et tue pour faire semblant d’exister ». Non ! faut leur apprendre à tenir un tout autre discours : « Je suis celui qui écrit comme personne d’autre n’a osé écrire, je suis celui qui écrit pour que, dans la nuit, au loin, une chandelle s’allume. »