Quand la langue se rétrécit
La richesse d’une langue se mesure par le pouvoir d’argumentation et la fermeté d’analyse qu’elle donne à chaque citoyen. Contrairement à ce que nous disent les linguistes atterrés, la langue française n’est pas un « trésor linguistique » régulièrement enrichi de créations originales. La richesse de notre langue ne se mesure donc pas au nombre d’entrées nouvelles dans des dictionnaires qui, chaque année, se disputent la palme de la modernité et du jeunisme en rivalisant d’audace pour intégrer -trop précipitamment- des mots aussi nouveaux qu’éphémères. Notre langue française, ce sont des hommes et des femmes dont les pouvoirs respectifs de parole et d’écriture sont de plus en plus inégaux. Tous ceux qui n’ont connu que promiscuité, banalité et indifférence pendant leur apprentissage, voient leur horizon de parole limité, leur vocabulaire réduit et leur organisation grammaticale brouillée. Ce sont les « pauvres du langage », impuissants à défendre leurs points de vue, incapables de dénoncer la manipulation, sans défense contre l’arbitraire et l’injustice. C’est pour eux que l’on doit se battre à l’école et en famille.
C’est dans les « quartiers » urbains et les friches rurales que « l’impuissance linguistique et « l’aridité intellectuelle » sont le plus préoccupantes. Les quelques « fleurs lexicales » qui s’épanouissent ici ou là ne change rien aux approximations et au désordre du discours. La langue de ces lieux d’enfermement a en effet été forgée dans et pour un contexte social enclavé où la connivence compense l’imprécision des mots ; mais hors de ces territoires, lorsque l’on doit s’adresser pacifiquement et explicitement à des gens que l’on ne connaît pas, lorsque l’on doit recevoir la parole de l’Autre avec autant d’attention que de vigilance, cela devient alors un tout autre défi. La ghettoïsation sociale engendre ainsi une insécurité linguistique qui ferme à double tour les portes du ghetto.
Soyons clair ! Il est hors de question de laisser entendre que certains de nos concitoyens n’auraient pas les moyens intellectuels de se doter d’une langue française puissante et efficace. Tout ce que nous savons sur les langues et les populations qui les parlent ne laisse planer aucun doute sur le fait que tout être humain quels que soient sa race, son ethnie, sa culture et son statut social possède le même potentiel cognitif, les mêmes capacités d’apprendre une langue et de s’en servir. Mais encore faut –il que le milieu social, les stimuli interrelationnels et les ambitions qu’on lui propose le poussent à s’emparer du pouvoir linguistique. En bref, si certains jeunes dans les quartiers et les isolats ruraux n’ont pas les mots pour dire le monde et laisser une trace d’eux-mêmes sur l’intelligence d’un autre c’est uniquement parce qu’ils ont été enfermés dans un champ culturel et linguistique tellement réduit que l’idée même de la conceptualisation, de l’argumentation et de la critique s’est trouvée exclue. Violence et crédulité sont les tributs à payer à cette impuissance linguistique et intellectuelle.
Quand les mots manquent, les coups partent…
La langue est faite pour mettre en mots sa pensée avec sérénité et maîtrise. Elle est faite pour s’expliquer, elle est faite pour argumenter avec autant de fermeté que de tempérance. Mais dès lors que les mots viennent à manquer, alors ce sont les coups qui partent. L’impuissance à communiquer avec ceux qui nous ne nous ressemblent pas rend difficile toute tentative de relation pacifique, tolérante et maîtrisée. Elle condamne certains jeunes à vivre dans un monde devenu hors de portée des mots, indifférent au Verbe. S’expliquer y devient aussi difficile qu’incongru parce que l’école et la famille n’ont pas su (ou pu) transmettre cette capacité spécifiquement humaine de transformer pacifiquement le monde et les autres par la force des mots. Dans les ghettos urbains et dans les friches rurales, la parole, réduite à la proximité et à l’immédiat, a perdu le pouvoir de créer un temps de sereine négociation linguistique. Or ce temps a souvent la vertu de différer la violence et l’affrontement physique, car on peut alors s’exprimer voire s’affronter avec des mots, avant d’en venir aux armes. Dans ces lieux enclavés, la parole est ainsi devenue éruptive ; elle n’est plus qu’un instrument d’interpellation brutale et d’invective qui banalise l’insulte et précipite le conflit plus qu’elle ne le diffère. Si certains jeunes français passent à l’acte plus vite et plus fort aujourd’hui, c’est parce que ni leurs parents, ni leurs maîtres n’ont su leur transmettre la capacité de mettre pacifiquement en mots leur pensée à l’intention de l’autre. Il est certes des bavards violents et des taiseux doux comme des agneaux. La parole n’a certes pas le pouvoir magique d’effacer totalement la haine, ou de faire disparaître les oppositions, mais elle a la vertu d’en rendre les causes audibles pour l’un et l’autre ; elle ouvre ainsi à chacun le territoire de l’autre.
Nous tous avons failli à enseigner à ces jeunes égarés que ce qui sépare l’homme de l’animal, c’est sa capacité d’épargner celle ou celui qui affiche ingénument sa vulnérabilité. Sa faiblesse, parce qu’elle est humaine, doit être la meilleure garantie de sa survie ; sa fragilité, parce qu’humaine, doit être sa plus sûre protection ; sa parole, parce qu’humaine, représente sa plus juste défense par sa vertu à échanger des mots plutôt que des coups de couteau. Le désespoir de ne compter pour rien ni pour personne, le refus de se résigner à ne laisser ici-bas aucune trace de leur éphémère existence réduisent certains enfants de ce pays, parfois au sein même de l’école de la république, à tenter de trouver d’autres moyens pour imprimer leurs marques : ils haïssent, ils meurtrissent, ils tuent et parfois…ils se tuent. La violence se nourrit de l’impuissance à convaincre, de l’impossibilité d’expliquer, du dégoût de soi-même et de la peur de l’autre. La violence aujourd’hui n’est plus « aveugle », elle est de plus en plus souvent muette et sans limite. Elle s’exerce par « arme blanche » ; « blanche », comme l’est une voix quand elle est devenue incapable de porter des mots. De plus en plus souvent, l’arme « blanche », silencieuse, est ainsi enfoncée par un adolescent muet dans le corps d’un autre adolescent sidéré. Sans que le moindre mot ne soit prononcé. Aucun bruit ne vient troubler le moment banal du sacrifice d’une vie.
Quand les mots manquent, la résistance individuelle et sociale faiblit…
Les élèves fragiles, les jeunes « engoncés » dans des habits linguistiques rétrécis, auront à affronter un monde où ils se résigneront à accepter, sans les mettre en cause, les affirmations radicales, les explications définitives et les mots d’ordre brutaux. La personnalité de celui qui impose injonctions ou anathèmes (gourou, faux prophète), la puissance du vecteur qui le véhicule (forums, réseaux sociaux) suffit à calmer les velléités critiques de ceux à qui s’adresse un message présenté comme une vérité irréfutable. C’est ainsi que certains jeunes français, qui n’ont pas la capacité linguistique et culturelle pour démonter les discours et les textes, se laisseront alors facilement séduire par une habileté d’argumentation et d’interprétation qui leur semble éclairer enfin d’un jour nouveau leur précarité et leur exclusion. Les responsables de tous leurs malheurs sont enfin dénoncés, un complot enfin identifié. Ils trouvent enfin une cible à la haine qui les dévore et un enjeu qui les rassemble. On leur donne un ennemi à combattre dans une bataille qu’on leur dit juste et nécessaire. On leur présente la vision d’un monde définitivement divisé par des mots d’ordre qui disent ceux qui méritent de vivre et ceux qui doivent mourir. Que demander de plus lorsque les jours se suivent dans la médiocrité et la monotonie et que se renforce une rancœur tenace contre une injustice anonyme ? Comment ces jeunes sans résistance intellectuelle ne se laisseraient-ils pas séduire ? Comment ne reprendraient-ils pas à leur propre compte la fausse logique qui donne à la succession des allégations articulées par des gourous habiles une apparence d’évidence et de nécessité ? La réfutation des textes ou des discours de propagande construits pour endoctriner et diviser supposerait que l’Ecole ait su former ces jeunes perdus au questionnement exigeant.
Être capable de vigilance et de résistance contre toutes les utilisations perverses du langage, être préparé à mettre en mots précis sa pensée, être porté à l’explication plutôt qu’à la violence, voilà ce que l’on doit à tous les élèves de ce pays si l’on veut qu’ils contribuent à donner à ce monde un sens honorable. Ils ne pourront jouer pleinement leur rôle de citoyens sans une compréhension claire des défis que tous doivent relever : celui notamment d’oser la critique, d’imposer l’analyse, d’exiger la rigueur et de disséquer l’argumentation perverse.