Familles et écoles doivent s’engager ensemble dans un combat essentiel pour la liberté de penser, de douter, d’analyser de se tromper parfois. Parents et enseignants doivent le mener pour eux-mêmes mais surtout pour leurs enfants ; même si c’est au prix du renoncement à certaines de leurs convictions, de leurs certitudes et de leurs croyances. Pour gagner ce combat, c’est la force des LUMIERES qu’il leur faudra convoquer et non une bien-pensance poisseuse non plus qu’une obéissance servile aux dogmes ! Ces Lumières ne se réduiront donc pas un paradigme figé de préceptes confessionnels et de règles morales apprises par cœur qui tenteraient de dispenser les enfants et les élèves des questions et des hésitations. Non ! Les lumières qui guideront notre action éducative,ce sont celles qui éclaireront leurs doutes et leurs incertitudes dans un entremêlement de débats contradictoires et une réflexivité critique. « Sapere aude ! » : « Choisis la voie du discernement ! ». Emmanuel KANT a fait de cette injonction empruntée à HORACE la juste devise d’une éducation éclairée : penser avec un élève -et non pas imposer sa pensée à un « disciple » – doit être une pratique de liberté partagée, un effort commun pour s’orienter ensemble dans un monde obscur où l’on essaie d’avancer même en tâtonnant.
- L’envie de savoir n’est pas le désir d’apprendre
Je fais l’hypothèse, comme la plupart des psychologues et des spécialistes de l’apprentissage, que tout enfant a spontanément le désir de savoir. Il cherche à percer le mystère de ses origines, il veut savoir qui sont ses parents et pourquoi ils le grondent… Il veut savoir comment être aimé, comment obtenir satisfaction… Il veut savoir « comment ça marche », comment fonctionnent les objets qu’il a sous la main, comment interagissent les êtres qui l’entourent et, avant toute chose, il veut savoir qui il est.
Mais vouloir savoir ne signifie pas vouloir apprendre. D’ailleurs, quand on observe un enfant qui veut faire marcher un appareil et qu’on lui demande d’interrompre son tâtonnement fébrile pour écouter une explication précise, il manifeste de l’agacement, reprend l’objet et nous signifie qu’on lui fait perdre du temps. Apprendre, c’est en effet accepter de perdre de vue, au moins un moment, la satisfaction immédiate de son désir de savoir (1). Apprendre, c’est, souvent, gâcher du matériel ; c’est, toujours, surseoir à la volonté de réussir dans l’instant… Et cette rupture entre savoir et apprendre est exacerbée par les progrès techniques : ces derniers, en effet, permettent, de plus en plus systématiquement, de savoir sans apprendre. Les élèves, nos enfants, le savent et sont pris dans cette aspiration à un « savoir sans apprentissage » (ou avec des apprentissages réduits au minimum), c’est à dire un savoir dispensé de questionnement et de construction.
Savoir avant d’avoir appris ; savoir sans se donner le temps d’apprendre ; voilà ce que désirent certains enfants. Toute attente, tout délai imposés par un tâtonnement souvent laborieux les exaspèrent et peut les mettre dans une colère souvent rentrée et paralysante. Pour la plupart, ces élèves, nos enfants, brûlent d’envie de savoir qui ils sont. Ils sont prêts à faire beaucoup pour y arriver, excepté une chose : faire l’effort de se construire en toute singularité et en toute solidarité. Savoir, oui ! Apprendre à se construire en partageant avec un autre leurs doutes et leurs inquiétudes, non !Ce « temps de suspension » qui est nécessaire à la construction d’une identité, peut provoquer chez un enfant la dispersion et la déroute. Il le vit comme un vide, comme une faille, parce que le doute et l’incertitude sont pour lui trop douloureux pour pouvoir stimuler l’activité de penser. Au lieu de ressentir l’anxiété légère et normale que provoque naturellement le fait de ne pas savoir encore et qui devrait attiser son désir d’apprendre, c’est une terrible frustration qui l’envahit quand il faut associer, faire des liens, en un mot… chercher. En d’autres termes, ils voudraient être sortis du tunnel sans avoir pris le temps de le creuser. Piégés dans un univers où le trivial le dispute au superficiel et le prévisible à l’imprécis, ils cheminent sur la voie de la passivité car ils se sont habitués à n’accepter que des réponses évidentes et définitives. C’est dans ces situations que nos enfants sont infiniment vulnérables.
- Le discernement est leur ultime défense contre l’emprise sectaire
Ils ont en effet à affronter un monde où des discours et des textes de nature totalitaire et sectaire, portés par des réseaux sociaux frelatés, risquent de s’imposer à des esprits faibles et crédules. Ils risquent d’être convaincus par des arguments de pacotille. Ils se laisseront avoir par des discours qui prétendront leur apporter des réponses simples, immédiates et définitives. Ils se laisseront séduire par tous les stéréotypes qui offrent du monde une vision dichotomique et manichéenne et ils se soumettront docilement aux règles les plus rigides et les plus arbitraires pourvu qu’elles leur donnent l’illusion de transcender leurs doutes et leurs anxiétés archaïques.
Si l’on ne veut pas que la quête du sens qu’un enfant veut donner au monde et à sa propre vie, ne se réduise à la séduction et à l’emprise, il faudra lui donner le goût de la liberté et aussi du respect ; c’est au long de cette épreuve que le partage des doutes et des interrogations pourra éclairer le chemin vers le discernement. Ce cheminement commence très tôt. Si, comme moi, vous pensez que le propre du « petit Homme » c’est ce désir de la découverte, cette curiosité de comprendre, cet appétit du questionnement, cette joie de l’échange, alors, prêtons l’oreille à ces « pourquoi papa, pourquoi maman pourquoi maîtresse ? » que nous adresse un enfant ; comme un appel à regarder et à questionner ensemble le monde et à s’interroger sur lui-même. Négliger cet appel envoyé de l’intelligence d’un enfant à notre intelligence, c’est lui signifier que ses interrogations légitimes ne valent pas cet instant de réflexion partagée. A l’école comme à la maison, nous lui devons ce moment de suspension où l’adulte se distingue de la machine pour lui répondre avec amour comme personne d’autre ne lui répondrait. En bref, à l’école comme à la maison, parlons et parlons encore, écoutons et écoutons encore, discutons, argumentons, racontons et…. Regardons cet enfant dans les yeux. Apprenons à soutenir son regard qui nous questionne, qui parfois nous jauge et le plus souvent nous supplie de lui assurer qu’il existe justement parce qu’il cherche, qu’il « est » justement parce qu’il se cherche. Le doute existentiel qui le taraude, c’est la quête dans laquelle il nous prie de l’accompagner qui pourra l’apaiser. Nous ne sommes pas à ses côtés pour lui révéler une vérité définitive, lui coller une étiquette certifiée conforme, lui imposer nos propres convictions, nous sommes au monde pour éclairer ses choix, pour l’inciter à se poser des questions, à les formuler justement, et non pour lui apporter des réponses dogmatiques. En bref nous sommes là pour forger son discernement.
Si nous laissons de faux prophètes remplacer les professeurs, si nous laissons les gourous sectaires remplacer les médiateurs, alors la compassion l’emportera sur l’ambition, la révélation l’emportera sur la découverte et le culte de l’évidence effacera l’idée même du questionnement. Qu’en sera-t-il alors des élèves et de nos enfants ? leurs esprits incapables de discernement et privés du désir singulier de comprendre seront condamnés à errer dans le silence glacial d’un désert culturel et spirituel. Ils y seront soumis au premier mot d’ordre idéologique, éblouis par le premier chatoiement, trompés par le moindre mirage.